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Les Jardins d’Haïti, un Ehpad où il fait bon vivre
Concerts d’artistes tendance, babyfoot, mobilier Art déco, papier peint tropical, fresques murales, diffuseurs de senteurs, restaurant design, patio avec banquettes, fontaine et cour végétalisée…
Niché dans le square Hopkinson, au cœur du quartier de La Blancarde, en plein centre de Marseille, l’établissement Les Jardins d’Haïti a tout d’un endroit « branché ». Pourtant, il s’agit d’un Ehpad (établissement d’hébergement pour personnes âgées dépendantes) ou, plus précisément, d’une « maison à vivre », comme indiqué à l’entrée de la structure. « On considère trop souvent la maison de retraite comme un mouroir, aux antipodes de la vie. Ici, nous voulons faire autrement, casser les codes », assure Laurent Boucraut, 39 ans, directeur de cet établissement privé.
Ce père de deux enfants à la mèche longue et à la barbe de trois jours a toujours baigné dans l’univers des personnes âgées. Dès l’adolescence, il remplaçait en période estivale les animateurs de la maison familiale fondée en 1950 par son arrière-grand-mère Suzanne. Avant lui, Jacques, son père, et Robert, son grand-père, avaient également occupé le poste de directeur. Avec toujours le même mot d’ordre : l’ouverture vers l’extérieur. Mais, à l’âge de 20 ans, Laurent Boucraut a d’autres ambitions. Passionné de sport, il part en Suisse pour être professeur de ski. Une aventure qui durera six ans. A son retour, en 2008, se pose la question de la succession de son père, et il décide de franchir le pas. « Mon papa a été précurseur sur beaucoup de points, confie-t-il. Il avait par exemple embauché un “gentil organisateur” du Club Med pour l’animation. Mais nous étions devenus l’Ehpad que l’on n’aime plus, que l’on ne veut plus voir, avec des chambres doubles, des petites pièces, où les résidents vivent reclus… Rien qui donne envie aux personnes âgées d’y vivre, aux familles d’y venir et aux salariés d’y travailler. Tout était à repenser. »
Pour insuffler de la vie et « dédramatiser le monde des vieux », l’homme a un rêve : ouvrir une crèche au sein de son établissement. « C’est la pierre angulaire de mon projet, certifie-t-il. L’opposé de la personne âgée, c’est le bébé. Même s’il crie, s’il pleure, tout le monde l’aime. Surtout, je me suis rendu compte que lorsque les familles viennent avec les petits-enfants, il y a toujours une ambiance particulière, une dynamique nouvelle. » Pour arriver à ses fins, le chemin a été long et tortueux. En 2012, il dépose un dossier de construction. Premier refus. Il multiplie alors les demandes. A chaque fois, on lui impose des normes, des contraintes réglementaires, des différences de fonctionnement…
« La chance de ma vie professionnelle est d’avoir suivi ma femme un an en Australie, confesse le directeur. Travaillant là-bas en hôpital, elle m’a proposé un jour de la rejoindre pour déjeuner. A mon arrivée, j’ai cru m’être trompé d’adresse. Cela ressemblait à tout sauf à un centre hospitalier. Il y avait une crèche, un espace de coworking, une salle de sports… Cela m’a redonné espoir. » A son retour en France, il décide de retenter sa chance. Et fait, pour son plus grand bonheur, la rencontre de Pierre Comboroure, fondateur des micro-crèches UB4Kids, qui adhère à son projet. Après d’importants travaux de rénovation et d’aménagements, la structure ouvre en février 2020. A la veille du premier confinement. « En réalité, nous n’utilisons cet outil intergénérationnel comme nous l’avions imaginé que depuis Noël 2021 », précise Laurent Boucraut.
« Il se passe quelque chose »
Adossé à l’unité Alzheimer de l’établissement, un espace de 150 m2 accueille au maximum 12 enfants qui, régulièrement, viennent rendre visite aux personnes âgées. Comme c’est le cas aujourd’hui. Il est 11 heures, le soleil brille. Les petits déjeuners ont été avalés, les derniers cafés bus, les douches prises, et les résidents sont calmement installés dans les fauteuils. Certains regardent la télévision, d’autres lisent le journal ou bavardent tranquillement au coin d’une table. Quand, soudain, les enfants débarquent avec énergie. Paul, 2 ans et demi, Milan, 1 an et demi, et Lison, 10 mois, se dirigent immédiatement vers le coin musique et se saisissent des instruments. L’un tape bruyamment sur le djembé quand l’autre s’amuse avec le piano et que la troisième joue avec une maraca. La cacophonie ne semble pas perturber les résidents. Au contraire, des sourires illuminent leurs visages. Les plus mobiles s’approchent pour partager ces moments de joie. « Ils sont heureux, ils font des cabrioles, c’est formidable, se réjouit Paul Meynard, une canne dans une main et une maraca dans l’autre. J’ai trois garçons, alors voir ces minots ici, ça me rappelle le passé, ma jeunesse. »
Joëlle Verlaque, de son côté, prend la guitare. Elle observe la scène d’un peu plus loin. Si les mots ont du mal à sortir, ses yeux et l’expression de son visage ne trompent pas : elle est comblée. Les enfants aussi sont ravis. Sous la surveillance de Christine Bonnaud et de Stéphanie Cavet, les deux animatrices d’éveil de la micro-crèche, ils s’en donnent à cœur joie. « Nous venons plusieurs fois par semaine. Ce sont à chaque fois de très bons moments », confie Christine Bonnaud. Après la salle de musique, les enfants changent de pièce. A quatre pattes, ils s’amusent avec des peluches, des jouets en bois, une petite balançoire, un tricycle, des ballons en mousse. Tout le nécessaire pour passer du bon temps – très loin de l’animation d’un Ehpad « classique ».
« Si nous n’avons pas encore suffisamment d’éléments pour dire que cela a permis de réduire la consommation de tel ou tel médicament, en revanche, nous pouvons affirmer qu’il se passe quelque chose », s’enthousiasme Corinne Dufour, hôtesse d’accueil. Au-delà de la bonne humeur, « les enfants redonnent un rôle aux personnes âgées », estime Pauline De Jésus, assistante de direction. « L’idée n’est pas seulement de les poser dans un coin et de les occuper, complète-t-elle. Ils ont un vécu, des choses à transmettre. Et comme il est difficile de les faire sortir, nous avons décidé d’amener ici le monde extérieur. » Car l’installation de la micro-crèche n’est que le début de l’aventure pour cet établissement qui compte 91 résidents, dont 14 en unité spécialisée Alzheimer, deux en séjour temporaire et huit en accueil de jour.
Une expérience unique
Fin 2021, Les Jardins d’Haïti ont répondu à l’appel à projets « Un tiers-lieu dans mon Ehpad » lancé par la CNSA (Caisse nationale de solidarité pour l’autonomie). Doté d’une enveloppe de 3 millions d’euros, le dispositif a sélectionné 25 projets à travers la France, dont la structure de Laurent Boucraut. Un coup de pouce de 120 000 € qui va lui permettre d’accélérer sa volonté d’ouverture. « J’ai dix projets en tête et je veux en réaliser un par mois », assure l’ambitieux directeur. En plus de la crèche, ce passionné de surf et de musique a envisagé un espace de coworking, un jardin partagé, un appartement étudiant, un podcast, un restaurant et une bibliothèque ouverts sur l’extérieur, un projet pédagogique avec une école primaire, une école de musique et un food-truck.
Certains de ces projets ont déjà abouti. C’est le cas de l’espace de coworking lancé il y a quelques mois. Chaque jour, en dehors des heures de repas, une dizaine de personnes peuvent bénéficier de ce cadre particulier pour travailler. « Elles nous appellent la veille pour le lendemain afin d’être sûres d’avoir de la place. Elles ont accès gratuitement au café, au wifi et à quelques photocopies, explique Pauline De Jésus. La seule contrepartie que nous leur demandons est de passer un peu de temps avec les résidents. » Venue en début d’après-midi, Stéphanie de Tourris s’est installée dans un fauteuil Art déco, au cœur du patio végétalisé. A l’ombre des rayons du soleil, écouteurs sur les oreilles, cette coach en reconversion savoure : « L’énergie est incroyable et l’espace très bien aménagé. On n’a pas l’impression d’être dans un Ehpad, tout donne envie de venir. Je suis fan, s’émerveille cette ancienne prof d’anglais. Je viens une fois par semaine environ et, à chaque fois, je passe des moments uniques. En réalité, je n’ai pas l’impression de travailler, mais de vivre une expérience. »
Concerts de pop et reggae
Entre trois appels et deux réunions en visioconférence, Stéphanie de Tourris participe à un Trivial Pursuit avec une petite dizaine de résidents. Elle discute quelques instants avec Antoinette Ragno qui, au bout de quelques minutes, éclate de rire. « On est là pour rigoler, confie la résidente. Heureusement qu’on ne se prend pas au sérieux. Je ne vais pas très bien physiquement, je ne vois plus grand-chose, mais dans ma tête je reste jeune. » Non loin se trouve Guy Coppola, l’un des résidents les plus emblématiques de l’établissement. Il passe beaucoup de temps à l’entrée du patio, avec son déambulateur rutilant imitation scooter, sur lequel on retrouve des fanions colorés, trois rétroviseurs, des klaxons-trompettes à droite et à gauche du « volant », une sacoche en cuir à l’avant avec ses affaires personnelles. Casquette à l’envers et pin’s sur sa veste, il est raccord avec l’ambiance générale.
En ce début d’après-midi, Guy est un peu fatigué. La veille, il a participé à l’« english apéro » organisé dans la structure. « Un de nos résidents est anglais, précise Corinne Dufour. Sa fille gère une association qui organise des soirées dans différents lieux de Marseille. Elle a décidé de venir fêter leur anniversaire ici. » Au total, une quarantaine de personnes sont venues assister à un concert de pop anglaise au milieu des résidents. Rien d’original : tous les mercredis soir, un événement musical a lieu ici. « Au lieu d’avoir un accordéoniste ou d’organiser des thés dansants, on invite des DJ ou des chanteurs de reggae », s’amuse Laurent Boucraut, qui invente sans cesse. Pour preuve, depuis fin septembre Les Jardins d’Haïti comptent parmi les résidents deux étudiants en situation de précarité. Logés et nourris gratuitement, ils occupent un petit studio de 50 m2 avec deux chambres et un salon. En échange, ils doivent passer une quinzaine d’heures hebdomadaires avec les personnes âgées.
A la fin 2022, celles-ci pourront aussi accéder à un jardin potager, des bacs à fleurs, des bancs et un terrain de pétanque. Partagé avec les habitants du quartier, cet espace sera une occasion supplémentaire de susciter des moments d’échange. Laurent Boucraut en est convaincu : « Le lien social est un des piliers de la prise en charge des personnes âgées. » Pour Bianca Maceri, aide-soignante, être un tiers-lieu n’est pas qu’un simple élément de langage, un produit marketing, même si le concept est à la mode : « J’observe des bénéfices tous les jours chez les résidents. Nous organisons régulièrement des sorties, mais cela n’a rien de comparable. Avec cette nouvelle organisation, cette ouverture, ils sont plus épanouis. Cela retarde la perte d’autonomie. »
La « maison à vivre » coûte 2 700 € par mois. Parmi ses 91 résidents, 33 bénéficient de l’aide sociale à l’hébergement, financée par le département. Avec un taux d’occupation de 100 % et 17 candidats sur liste d’attente, elle semble attirer de plus en plus de monde. Un exemple à suivre après le scandale « Orpea », pour Jean-Michel Combe, ministre des Solidarités, de l’Autonomie et des Personnes handicapées, venu en visite sur place le 23 septembre dernier. Cerise sur le gâteau : « Il n’y a pas de turn-over parmi le personnel, assure le directeur. Alors que le travail en Ehpad ne fait pas rêver, ici il est devenu beau. »